S’il fallait que je dise une chose, une seule chose, de Fabien, ce serait celle-ci : il était l’une des personnes les plus singulières que j’aie jamais rencontrées ; peut-être même la plus singulière, tant cette singularité me semble aujourd’hui sa qualité la plus marquante, la plus surprenante, la plus absolue, au point de le définir de façon quasi tautologique, au moins dans ma mémoire.
C’est peut-être pour cela que nous nous étions éloignés : cette vertigineuse singularité avait fini par m’effrayer, et nous avions été trop proches pour qu’elle devienne pour moi une simple originalité. Je n’aurais pas pu entretenir avec lui un rapport tiède ou simplement curieux et intéressé. Il y avait en lui trop d’intensité pour qu’une relation routinière puisse s’installer.
J’ai retrouvé récemment des photos de lui que j’avais prises lors d’une promenade avec Gérald et – je ne m’en souvenais plus – avec Didier et Flore, mon frère et ma belle-sœur. Son visage inoubliable, toujours joyeux et comme étonné voire émerveillé, un sourire toujours flottant entre ses yeux et ses lèvres, me fait penser à celui d’un Prince Numide (ou à l’idée que je m’en fais).
Je l’ai rencontré pour la première fois quelques minutes avant Gérald : rétrospectivement, ce minuscule différé me paraît emblématique.
C’était un soir du début de l’été 1975. François Aynard, avec qui j’allais vivre pendant quelques mois rue Le Regrattier avant de vivre rue Budé avec Gérald, François, donc, et moi-même, nous étions attablés au Saint-Régis, dans l’Ile-Saint-Louis. Le serveur, Marcel, nous avait servi à boire. François espérait bien que les deux frères allaient passer et qu’il me les présenterait : Fabien et Gérald le fascinaient, lui qui, tout comme ses amis d’alors, avait été converti à la théorie althussérienne par un prof de philo de son internat catholique. Et justement, Fabien et Gérald n’étaient pas seulement communistes ; ils n’étaient pas seulement, le premier, agrégé de lettres et le second, agrégé de philosophie : ils avaient aussi été soixante-huitards et étaient althussériens ; enfin, on les rencontrait sans cesse au café, prêts à s’engager dans la discussion : autant de qualités irrésistibles et extraordinaires pour ces tout jeunes hypokhâgneux d’origine bourgeoise dont j’avais fait la connaissance depuis peu.
Fabien est entré, il est venu à notre table dès qu’il a aperçu François, et il lui a demandé : « Tu as vu Gérald ? ». François a répondu « non ». Fabien est ressorti. Je me souviens très très bien de ce léger accent qui lui faisait prononcer Gérald « Chéral », du rythme de ses phrases, du son de sa voix, aussi particulier que son visage : toujours un peu ironique, un peu enrouée mais aussi un peu plus aiguë que la plupart des voix d’hommes. Aucun de ces mots ne la décrivent bien cependant, parce qu’ils évoquent tous quelque chose d’un peu désagréable, alors que la voix de Fabien faisait tout simplement partie de son charme.
Quelques minutes plus tard, Gérald est arrivé : il a demandé à François : « Tu as vu Fabien ? » Nous lui avons dit que Fabien venait de passer et qu’il le cherchait. Et Gérald est ressorti. Et puis Fabien est revenu : il n’avait pas trouvé Gérald, ni Gérald Fabien. Mais cette fois Fabien s’est installé, puis Gérald est arrivé, et nous avons alors fait connaissance.
Bon. Je ne savais pas alors que c’était le début d’un temps, le temps de l’île Saint-Louis. Même s’il s’est prolongé après nos déménagements successifs, il reste pour moi « le temps de l’Ile-Saint-Louis ». Fabien, Gérald, moi, nous allions très vite former un trio inséparable, même avant que je ne vive avec le second, parce que j’ai très vite adhéré au Parti communiste et suis même entrée au bureau de la cellule Karoubi-Touchard, la cellule de l’île-Saint-Louis, dont Fabien était le secrétaire. Cela voulait dire beaucoup de temps passé ensemble, un temps toujours joyeux et affairé : outre les pots ou les repas quasi quotidiens, outre la réunion de cellule hebdomadaire, il y avait aussi, le lundi soir, la réunion de bureau, chez Fabien, rue Saint-Louis-en-l’île, et le dimanche, la vente de l’Humanité-dimanche devant chez Bertillon.
C’est du reste une phrase de Fabien qui m’avait convaincue d’adhérer. Par un après-midi humide du mois d’octobre, nous étions allés, François et moi, à une journée « porte ouverte » de la cellule, dans ce local qui existe toujours, rue des Deux-Ponts. J’hésitais encore à franchir le pas. J’ai demandé : « Et les camps soviétiques, le Goulag ? ». Fabien m’a répondu : « Tu ne sens pas le vent glacial qui souffle de Sibérie ? » et il a éclaté de rire. Et nous avons tous ri avec lui.
Fabien aimait rire. Il aimait les blagues comme celle-là, qui a fait tomber mes résistances en un clin d’œil. Était-ce une ruse ? Je n’en suis pas certaine. Je pense qu’il y avait un défi dans ses blagues, et qu’avec elles, Fabien se convainquait lui-même également. Il adorait le théâtre, la séduction, la provocation. Quand je repense à certaines de ses phrases, je me dis qu’il avait beau être au PC, il était surtout libertaire, lui qui était aussi chargé de cours à l’université de Vincennes, haut-lieu alors de l’extrême-gauche, du féminisme, de la libération sexuelle. C’était une époque où la violence verbale, la violence argumentée, nous était familière : il y excellait. Désobéir à la morale bourgeoise faisait sens pour nous : il y excellait aussi, tout en ayant un goût pour la discipline du parti, parce que Fabien soutenait son combat avec conviction et défendait sa stratégie même s’il n’en pensait pas moins – bref, voulait sa victoire.
Ainsi, nous étions encore dans l’île-Saint-Louis quand les dirigeants du parti ont décidé de lancer un « appel aux chrétiens ». Nous devions le distribuer à la sortie des églises. Fabien a décidé, ce qui était pour moi un honneur douteux, que pour distribuer ce tract dans l’Ile-Saint-Louis, ce ne pouvait pas être lui ni Gérald – que ça serait moi. En général, quand nous distribuions des tracts, j’étais toujours entourée. Là, j’y suis donc allée seule et sans enthousiasme. Mais Fabien n’était pas loin, prêt à venir me soutenir en cas de nécessité (car pour lui, le danger faisait toujours partie du possible). Mon premier tract tendu a été accepté avec un sourire amène par la première femme qui sortait. Mais quand elle l’a lu, elle s’est exclamée avec colère, d’une voix stridente : « Oh, c’est un scandale, ils viennent jusque dans nos églises ! ». Je me souviens du rire homérique de Fabien quand je le lui ai raconté.
Oui, plus que tout, Fabien aimait rire. Pourtant, je me souviens aussi de moments où son regard devenait le regard d’un enfant plongé dans le plus grand désarroi. Soudain démuni, en détresse. Fabien nous appelait souvent, Gérald et moi, il appelait aussi sa mère, pour prendre conseil. Certaines décisions de sa vie, pas nécessairement les plus extraordinaires, encore moins les plus importantes, ne pouvaient se passer de ces longues palabres de conseils qui duraient parfois à l’infini quand ils étaient contradictoires, ce qui arrivait fatalement.
Mais l’inverse était vrai : je veux dire par là que Fabien était comme un frère pour moi. Son affection chaleureuse, toujours disponible, allait d’autant plus faire partie de ma vie qu’il ne tarderait pas à vivre avec la meilleure amie de ma sœur, Frédérique. En fait, nous étions une famille de deux frères et de deux sœurs auxquels s’ajoutaient Frédérique, mon frère Didier, et bientôt, ma belle-sœur.
Mais surtout, surtout, Fabien aimait la vie passionnément.
Un jour, nous avions discuté de la torture. La torture était mon idée fixe, ma terreur obsédante. Fabien a déclaré qu’il n’avait pas peur de la torture : il n’avait peur que de la mort. Il n’avait pas peur de la souffrance, même celle de la torture, parce que souffrir, c’était encore vivre.
Cette phrase m’est toujours restée. Je m’entretiens avec elle souvent. Je ne sais pas encore ce que la disparition de Fabien va changer à ce conciliabule avec elle. J’espère que je continuerai à en retenir l’incroyable attachement dont elle témoigne : un signe de victoire sur la mort, quoi qu’il en soit....
Mais pour ne pas rester sur cette tonalité sombre, je voudrais terminer sur un souvenir qui décrit assez cette énergie de vivre qui l’habitait.
Il s’agit d’une journée passée dans une demeure campagnarde, à Saint-Vrain, où mes parents ont vécu brièvement. Nous étions venus à plusieurs : Gérald et moi, Fabien et Frédérique, Laurence, peut-être Didier et Flore. Mon père, qui était cavalier, s’occupait d’un cheval appartenant à la voisine. Il nous a proposé de le monter alternativement.
Fabien et Gérald montaient pour la première fois. Je ne me souviens pas de la prestation de Gérald. C’est Fabien qui a provoqué la stupeur et l’admiration. Il a tout de suite eu ce qu’on appelle de l’assiette. Il tenait sans peur sur ce cheval, sans ce mauvais réflexe des premiers temps de s’accrocher au pommeau pour ne pas tomber. Il s’y maintenait avec une énergie, une volonté d’y rester, indescriptibles. Il émettait des sons pleins d’enthousiasme et d’allant pour soutenir l’effort, sans la moindre crispation, avec la bonne position, les épaules souples, les coudes bien placés, les mains bien posées, le corps légèrement en avant pour le trot, en arrière pour le galop.
Car, oui, mon père, qui tenait la longe, lui donnait des instructions à mesure ; et le cheval a démarré un petit galop impeccable avec ce cavalier improbable, incroyablement joyeux, qui le dirigeait comme s’il avait fait ça toute sa vie !